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Une mini-série palpitante

Le 15 septembre 2024

Vous aimez les échecs ? La mini-série Le Jeu de la dame de Frank Scott et Allan Scott est pour vous.

Ce jeu vous pourrait difficile ? Faites tout de même connaissance avec  Beth Harmon, autrement dit suivez le parcours d’une enfant prodige des échecs. Mais attention, cela pourrait bien vous conduire à tenter d'apprendre à jouer. C’est dire l’addiction possible à cette mini-série très réussie.

La dernière fois que les échecs connurent pareil succès, ce fut en 1972 à l’occasion du championnat du monde opposant un Russe à un Américain – autrement dit le bloc de l’Est à l’Ouest – Boris Spassky à Bobby Fischer, qui l’emporta. Nouveau sursaut d’intérêt lorsque l’ancien champion du monde Garry Kasparov tenta, sans y parvenir, de prouver la supériorité de l’intelligence humaine sur l’intelligence artificielle. Autrement dit, personne ne s’attendait à ce que les échecs soient le jeu à la mode fin 2020. Il est pourtant vrai qu’en période de confinement(s), soixante-quatre cases noires et blanches et trente-deux pièces offrent des possibilités presqu’infinies, moment rêvé pour que Le Jeu de la dame crée la surprise.

Cette adaptation d’un roman signé Walter Tevis et publié en 1983 relate le devenir d’une orpheline du Kentucky dès l’âge de huit ans jusqu’à son triomphe sur la scène des échecs à vingt-deux ans. C’est placée en institution chrétienne que, contre toute attente, Beth Harmon apprend le déplacement des pièces en observant le concierge des lieux jouer contre lui-même. Fascinée, elle lui rend régulièrement visite au sous-sol et devient son adversaire de prédilection. Dès lors, tout s’emballe, car la gosse, forte en mathématiques, s’avère surdouée, dépasse rapidement son maître et joue bien vite mentalement dans son lit, tout en visualisant au plafond le mouvement des pièces. Après un premier tournoi dans un petit club local, la jeune fille intrigue et gagne l’attention, et ce d’autant plus que les joueurs sont très majoritairement masculins. Ainsi vont s’enchaîner tournois et compétitions d’importance grandissante, la presse se passionnant pour cette joueuse atypique qui sort de nulle part.

Parallèlement, Beth grandit jusqu’au jour où se réalise son rêve de quitter l’internat. Un couple en mal d’enfant vient la chercher, signe quelques papiers et là voici dotée de parents adoptifs. Mais le couple sombre, contraignant Beth et sa mère à s’épauler quelques années, jusqu’au jour où Beth se retrouve seule suite au décès de sa mère adoptive, dépressive et alcoolique, et au rejet d’un père qui au fond ne l’a jamais reconnue comme son enfant. Heureusement, les échecs permettent à Beth de subvenir à ses besoins pour autant qu’elle ne laisse pas submerger par le sentiment d’abandon récurrent que l’alcool ou les médicaments ne dissiperont pas, quand bien même elle les estime indispensables à sa concentration échiquéenne.

Que l’on soit joueur ou non, Le Jeu de la dame fascine. Toutefois, s’il n’y avait que le jeu au centre de sept épisodes, la mini-série ne retiendrait que l’attention des férus de ce jeu. Heureusement il y a plus, car les foisonnantes années soixante y sont recrées avec beauté et précision. Un très grand soin a été apporté aux décors où se déroulent les tournois tant aux Etats-Unis qu’à l’étranger (Mexico, Paris, Moscou), les lieux de vie de Beth (institution, maison des parents adoptifs, studio de copains…) ravivent cette période, alors que les costumes et même les maquillages permettent de dater l’évolution des personnages. C’est ce temps tumultueux où les jeunes osent franchir les limites, alors que l’émancipation féminine s’annonce et que les luttes raciales sont en route. L’espoir paraît de mise et, à sa manière, Beth, rattrapée parfois par ses démons intérieurs, incarne bien les attentes de cette période où tout semble possible.

Du côté de l’échiquier, Le Jeu de la dame distille sans en avoir l’air de nombreuses informations – rapidement il est vrai – sur le jeu. Au fil des épisodes – bien nommés « Ouvertures », Echanges », Pions doublés », « Milieu de jeu », « Fourchette », « Ajournement » et « Finale » –, le néophyte découvre tant le déplacement des pièces, l’abandon privilégié au mat ou quelques notions de stratégie, que la gestion du temps imparti, l’ajournement possible ou les parties éclair (« Blitz ») qui permettent au détour de paris de renflouer la caisse. Et si chacun croyait tout comme l’héroïne jusqu’au tournoi le plus ardu – lorsqu’elle affronte une dernière fois le redoutable champion russe Borgov – que, le jeu n’était que solitaire, le rôle des entraîneurs et de l’équipe de soutien viendraient le détromper.

Bien sûr, à l’écran les adversaires jouent plus vite qu’en réalité, mais les positions de jeu présentées sont possibles, ce qui rehausse l’intérêt ; il faut dire que la production a bénéficié des conseils de Garry Gasparov et de l’entraîneur Bruce Pandolfini. Mais, si le titre français retenu diffère de l’original anglais, The Queen’s Gambit (Le Gambit de la dame), c’est que ce titre précis, désignant le sacrifice volontaire d’un pion ou même d’une figure en début de partie aurait par trop resserré le public visé de la mini-série. Il l’aurait privé du même coup de retrouver l’actrice argentino-américano-britannique Anya Tayor-Joy, Irène Joliot-Curie dans le récent Radioactive de Marjane Satrapi. Elle est ici l’interprète principale de Beth, alors qu’Isla Johnston incarne Beth jeune et Annabeth Kelly Beth à cinq ans. Son minois très expressif et surtout son regard traduisent en effet une palette d’émotions aussi bien lorsque remonte le souvenir de sa véritable mère que lorsqu’en pleine partie sa tension intérieure est à son comble : « Je voulais que mon personnage ait une façon très spécifique de bouger les pièces sur le plateau. Des mouvements rapides et impitoyables qui restent indéniablement féminins. » Autour d’elle, tous incarnent avec conviction leur rôle, que ce soit le concierge révélateur du talent de Beth, ou ses parents adoptifs englués dans leur histoire conjugale sans lendemain, ou ses amis et adversaires.

Musique dramatique, montage efficace, plans serrés sur les émotions à fleur de peau et même suspense s’invitent au cœur de chaque rencontre, sans toutefois donner l’impression de rejouer toujours la même scène. Le spectateur suit ou plutôt vit les parties avec les yeux de Beth ou ceux de son adversaire, parfois à distance sous le regard de sa mère ou d’un joueur précédemment éliminé. À d’autres moments, plafond et carrelage se muent en échiquier, les cases bicolores virant au cauchemar si elles prennent le pas sur la vie, plus difficile à maîtriser. En effet, ce qui est possible pour le joueur, à savoir la notation méticuleuse de ses coups destinée à corriger ses erreurs et ne plus les répéter, s’avère plus délicat au cœur de l’existence.

Tout comme l’on aurait rêvé que La Couleur des sentiments de Tate Taylor (2011) fût un biopic, Le Jeu de la dame ne l’est hélas pas. Beth Harmon, féministe avant l’heure, n’a pas plus vécu que l’héroïne dénonçant la condition des domestiques noires dans le Mississippi raciste des années 1960. Mais cela n’empêche pas la fiction d’ouvrir bien des pistes.

Serge Molla

Mini-série Netflix, en sept parties de 56’ environ chacune. Avec Ana Taylor-Joy, Ben Moor, Sergio Di Zio. Etats-Unis, 2020

Pour apprécier plus encore la dernière partie qui oppose Beth à Borgov, découvrez le regard que porte sur leur finale Magnus Carlsen, champion du monde actuel des échecs:

Magnus Carlsen, n°1 mondial d'échecs, analyse la partie finale du Jeu de la Dame | Netflix France - YouTube